Le mot de la maison d’édition
EM - Kim Thúy - Éditions Liana Levi - 155 p. mars 2021
La vérité de cette histoire est morcelée, incomplète, inachevée dans le temps et dans l’espace. Elle passe par les colons implantés en Indochine pour y exploiter les terres et les forêts. Par les hévéas transplantés et incisés afin de produire l’indispensable caoutchouc. Par le sang et les larmes versés par les coolies qui saignaient les troncs. Par la guerre appelée « du Vietnam » par les uns et « américaine » par les autres. Par les enfants métis arrachés à Saigon par un aigle volant avant d’être adoptés sur un autre continent.
C’est une histoire d’amour qui débute entre deux êtres que tout sépare et se termine entre deux êtres que tout réunit ; une histoire de solidarité aussi, qui voit des enfants abandonnés dormir dans des cartons et des salons de manucure fleurir dans le monde entier, tenus par d’anciens boat people.
Avec ce livre, Kim Thúy nous découvre, au-delà des déchirements, l’inoubliable pays en forme de S qu’elle a quitté en 1975 sur un bateau.
Enfants de guerre...
« L’or blanc coule des saignées pratiquées sur les hévéas. »
Au commencement était l’argent, l’avidité des puissances impérialistes et l’exploitation forcenée des populations autochtones. Puis vint la révolte. L’économie coloniale de l’Indochine, et donc du Vietnam, s’est bâtie dans le sang. Le sang des arbres, la sève s’écoulant des troncs des hévéas que les ouvriers entaillent avec régularité, et, avant cela encore, le sang des coolies, plus de quatre-vingt mille pauvres hères, amenés dans la jungle vietnamienne afin d’y extirper du sol, par une chaleur et une humidité étouffante, les inextricables rhizomes des bambous pour planter ces arbres à caoutchouc, importés d’Amazonie.
Coolie ? Ce mot « désigne d’abord et avant tout les ouvriers en provenance de Chine et d’Inde, transportés par les mêmes bateaux, par les mêmes capitaines qu’au temps de l’esclavage. Une fois arrivés à destination, les coolies travaillaient aussi fort que des bêtes dans les plantations de canne à sucre, à l’intérieur des mines, à la construction des chemins de fer, et mouraient souvent avant la fin de leur contrat de cinq ans sans avoir touché le salaire promis et rêvé. » Leurs vies ne valaient rien, mais sans leurs travaux inhumains la France n’aurait jamais eu la place qu’elle a occupée dans l’industrie du caoutchouc.
Alexandre, riche colon français, possède une immense plantation d’hévéas, plus de 6000 coolies y travaillent... et y meurent. Les temps sont instables, la guerre fait rage entre le Nord et le Sud. Mai, une adolescente est chargée d’infiltrer la propriété d’Alexandre et d’y saboter le travail. Mais le planteur s’entiche de Mai. Celle-ci, bien que honteuse de trahir sa mission, finit également par éprouver des sentiments pour son patron et, bientôt, naît une petite fille, Tâm. L’idylle ne dure pas, l’histoire y veille, la plantation devient champ de bataille et Tâm ne doit sa survie qu’à la fuite en compagnie de sa nourrice jusque dans son village d’origine : My Lai.
My Lai où elles sont rattrapées par le conflit, bien des années plus tard, alors que Tâm vient d’être admise au lycée à Saigon et n’est venue au village que pour des vacances. L’adolescente se retrouve au mauvais endroit, au mauvais moment, prise dans l’atroce et célèbre massacre perpétué par une escouade de GI’s. Des jeunes hommes, pris de folie meurtrière, assassinent tous les habitants du village, femmes et enfants compris. Tâm, née sans doute sous une bonne étoile, s’en tire à nouveau grâce à un pilote d’hélicoptère attentif...
La suite ? La suite, ce sont des destins éclatés, fracassés par les armes et la violence extrême, ballotés par les événements, situation que l'on retrouve magistralement traduite dans la construction de l'intrigue. Les différents personnages suivent des trajectoires complexes comme ces fils rouges s’échappant d’un carton sur la très jolie couverture du roman. La suite, c’est une petite fille métis, encore, recueillie par un enfant, métis également, fils d’un GI noir et d’une Vietnamienne, Louis. Le garçon la surnomme « em » qui signifie « tendresse, attention portée aux autres, sœur... » La suite, c’est de l’amour qui combat les brûlures du napalm, rassemblant ce qui est encore humain des décombres d’un peuple quasi anéantie, une sorte d’inconscient collectif national qui permet à tous ceux qui ont dû fuir de préserver leur culture sur d’autres continents, sans oublier ce petit pays en forme de S.
Kim Thúy raconte ce pays transformé en enfer, bombe après bombe, cette terre dont une grande partie des habitants a été dispersée obus après grenade aux quatre coins du monde. Un pays au sol empoisonné par les 80 millions de litres d’herbicide et de défoliants largués par les avions de l’US Air Force, imprégné de dioxine et de tant d’autres produits létaux ou tératogènes, agissant encore plus de cinquante ans après la fin du conflit.
Elle décrit une terre saturée du sang de millions de Vietnamiens des deux bords. D’une belle écriture sobre, claire, pouvant être factuelle et précise, puis douce et poétique, Kim Thùy parle avant tout de vie, d’amour, de solidarité et résilience. Aux détours des paragraphes, on croise madame Naomi, responsable d’un orphelinat, Annabelle et son mari Howard qui adopteront « em » ... À chaque chapitre ou presque un personnage ou un groupe surgit de la cohue de la guerre et de la défaite américaine, de la panique créée par l’arrivée des troupes de l’Oncle Hô. Ici, un bonze en flamme, là, des Américains et Sud-Vietnamiens affolés sur le toit d’une ambassade en avril 1975, ailleurs des boat-people se jetant dans l’inconnu sur des rafiots de fortune. Dans d’autres continents, des salons de manucure ont commencé à se multiplier, on survit, on s’adapte. Pourtant, toujours, pour tous, cet amour du pays enraciné au plus profond subsiste, plus difficile à arracher que les rhizomes de bambous.
Si l’on en croit l’adage, l’histoire serait écrite par les vainqueurs. Les vainqueurs « riches et puissants » alors, soyons un peu plus précis, parce que les vainqueurs pauvres n’ont pas plus la voix au chapitre après leur victoire qu’avant. Comme l’explique Kim Thúy, les Vietnamiens ont résisté des milliers d’années à l’empire chinois, plus de cent ans au colonisateur français, et jusqu’en 1975 à la plus grande puissance militaire du monde, les États-Unis et son complexe militaro-industriel. Des dizaines de films, des centaines de romans, des récits, des biographies, des livres d’histoire ont raconté, en long en large et en travers, le sort des pauvres GI’s, envoyés au casse-pipe par des politiciens sans scrupules et des industriels engrangeant de fabuleux bénéfices (n’est-ce pas Monsanto ?), mais bien peu de choses sur les souffrances du peuple vietnamien, très peu, rien... Pourtant les chiffres avancés par l’autrice sont terribles et démontrent cette asymétrie : 1,5 millions de militaires et 2 millions de civils sont morts au Vietnam du Nord, 255 000 militaires et 430 000 civils au Vietnam du Sud, pour 58 177 soldats américains tués. Précision millimétrique d’un côté, compte à la louche de l’autre, inutile de se livrer à une arithmétique morbide pour constater que certaines morts ont moins d’importance que d’autres...
Em est un témoignage rare, en plus d’être un très beau roman. Il lève le voile sur le destin des enfants métissés, issus de colons français ou de soldats américains, dont le sort fut parfois encore plus difficile que celui des petits Vietnamiens aspirés dans cette guerre ignoble. Comment comprendre à quel camp l'on appartient, qui sont les ennemis, lorsque, enfant, le sang des deux forces en présence coule dans vos veines ? Comment un jour trouver un endroit que l’on peut nommer « chez soi » ? Il y a tant encore à apprendre sur cet interminable conflit qui a marqué profondément le monde, sur ces pauvres gens indistinctement soumis aux bombardements massifs, aux produits toxiques, Kim Thùy participe à combler nos lacunes et de superbe manière. Un roman indispensable, mêlant intimement faits historiques et fiction, un récit profondément humain, émouvant, perturbant...
L’autrice
Kim Thúy est née en 1968 à Saigon en pleine guerre du Vietnam. À l’âge de dix ans, elle fait partie des centaines de milliers de boat people fuyant le régime communiste. Installée à Montréal, elle exerce différents métiers – couturière, interprète, avocate ou encore restauratrice – avant de se consacrer à l’écriture. En 2010, Ru devient un best-seller en France et au Québec. Traduit dans plus de vingt pays, il obtient le Prix du Gouverneur général et le Grand Prix RTL-Lire. Avec Mãn (2013), Vi (2016) et Em (mars 2021), Kim Thúy poursuit l’exploration de son identité double, liant avec force et légèreté le passé et le présent, la mémoire et l’intime. Elle a reçu plusieurs prix, dont le Prix littéraire du Gouverneur général 2010, et a été l’une des quatre finalistes du Nobel alternatif en 2018.
Et la musique ?
Louis Armstrong - A Wonderful World
Frank Sinatra & Bing Crosby - White Christmas
The Doors - Break on Through
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