Le 429 Le blog de Patrick Cargnelutti, auteur.
LE PEINTRE ET LE GOUVERNEUR de Jean-François Laguionie

LE PEINTRE ET LE GOUVERNEUR de Jean-François Laguionie

Par Patrick le 12/03/2021, publié dans roman, mauricenadeau

Le mot de la maison d’édition

LE PEINTRE ET LE GOUVERNEUR - Jean-François Laguionie - Éditions Maurice Nadeau - 101 p. mars 2021

Fond crème, nom de l'auteur en noir, titre en rouge, un rectangle contenant un paysage, un bosquet d'arbres devant une montagne sous un ciel très nuageux.

Zoltan, le narrateur veut « peindre la vie ». Mais la vie a-t-elle une fin ?... Le directeur de l’école des Beaux-Arts se voit obligé de le renvoyer, car cela est considéré comme dangereux. Libre de toute attache, Zoltan part à l’aventure vers le sud avec sa boîte de peinture. Étranger dans un pays non identifié, sans permis de séjour, il peint indéfiniment un paysage avec passion, jusqu’au moment où le gouverneur de l’endroit entend parler de lui...

Zoltan se trouve alors chargé de faire son portrait. Une proposition impossible à refuser dans ce pays sous contrôle policier. Heureusement pour le peintre, désormais confiné dans un univers kafkaïen, l’homme qu’il est contraint de peindre semble possédé par une quête analogue à la sienne... Un face-à-face étrange, d’essence surréaliste, qu’apprécie différemment Véra, l’amie du peintre...

Kafka n’est jamais loin...

« Bien sûr que la peinture doit peindre la vie. Que peut-elle peindre d’autre ? »

Zoltan est jeune et doué. Exalté, fasciné par les immenses possibilités de son art, qui, il le pressent, touchent à l’infini. Encore faut-il qu’il essaie de l’atteindre, qu’il tende vers la perfection. Ce ne sera pas, malgré son travail acharné, dans cette excellente école dans laquelle sa mère, morte depuis, avait réussi à le faire admettre. L’élève studieux vient même d’y passer toutes ses vacances, seul, obnubilé par sa toile et les changements qu’il perçoit chaque jour, chaque minute, un rayon de soleil surgissant sur une ombre, le frémissement des feuilles sous la bise, le plus infime changement réclama aussitôt une retouche, un repentir. L’effort ne paie pas, dès le 3 septembre, jour de la rentrée, il est convoqué chez le directeur, qui, tout en reconnaissant la qualité de son travail, lui annonce que sa conception de la peinture est dangereuse et qu’il est renvoyé.

On ne sait rien du pays habité par Zoltan, si ce n’est que des miliciens rôdent et qu’il ne fait pas bon être soupçonné de s’opposer au Gouverneur, despote n’hésitant pas à se débarrasser de manière définitive des importuns osant parler de droits de l’homme ou de liberté d’expression. Zoltan, plutôt que d’habiter l’appartement familial à Kecs, désormais vide, se met à errer vers le sud. Il se fixe, non loin d’une voie de chemin de fer abandonnée, et de wagons squattés par des Roms, il y peint, de l’aube à la nuit noire, l’étang qu’il vient de découvrir. Avide de vérité, il modifie les couleurs, ajoute ou retranche des animaux, des feuilles amenées par le vent, une ride concentrique formée par un poisson, monté gober un insecte. Il amende les perspectives, en fonction de la météo, de l’heure, des gouttes de pluie qui tombent à la surface de l’eau. Bien entendu, il est hors de question de peindre une toile pour chaque situation, celles-ci ne seraient qu’une suite de vérités provisoires, d’éclats de vie, mais pas LA vie telle qu’espère la capturer Zoltan... Il risque fort de passer à côté de sa propre existence s'il ne finit pas par comprendre la vanité de son obsession.

Le peintre aurait pu rester sur les berges de son étang jusqu’à la fin des temps, à faire varier sa palette du jaune le plus éclatant aux violets et bruns les plus sombres, si deux miliciens n’étaient venus le chercher afin de l’emmener au palais du Gouverneur. Le tyran ordonne à Zoltan de réaliser son portrait en trois semaines. L’homme est gras, mal proportionné, et, surtout, d’une laideur repoussante. L’artiste sait qu’il sera incapable de ne pas transcrire ce qu’il voit et craint donc de déclencher la colère du dictateur, puis d’en subir les conséquences, mais l’offre n’est pas de celles que l’on peut refuser. Bien vite le tyran fixe les rôles : « - Ne dis rien ! Je n’ai pas envie de connaître ni ton nom ni quoi que ce soit te concernant. Tu es le peintre, moi je suis le gouverneur, c’est bien suffisant !... Comme nous passerons quelques temps ensemble, ton inexistence me reposera, j’en ai besoin !... »

Dans cette quête acharnée de la vérité, rien ne semble vrai, Jean-François Laguionie immerge Zoltan dans un palais délirant dont le maître, versatile, manie la subtilité aussi bien que la violence. Le peintre n’est pas seul, il peut compter sur celle qui est devenue son amie, Vera, l’assistante sociale venue, dans son wagon-logement immobile, enquêter à propos d’une demande qu’il n’a jamais effectuée, mais doit se méfier d’Attilius, l’homme de confiance du Gouverneur

Comment fixer la vie sur un visage aux expressions sans cesse en mouvement ? Comment choisir les couleurs de joues ou de regards variant à l’infini selon l’humeur ou l’heure de la pose ? L’essentiel du roman réside dans le combat intérieur de Zoltan, sa volonté de « peindre la vie » et la vanité d’un tel projet. L’artiste se bat autant avec ses brosses, pinceaux et couteaux qu’avec ses désillusions et ses sentiments d’échec à chaque fois qu’il constate que ce qu’il a peint le matin n’est plus ce qu’il voit l’après-midi...

Zoltan fait immanquablement penser à Nicolas de Staël, choisissant la mort, désespéré par son impuissance à traduire de façon satisfaisante ses visions dans son œuvre, même si Zoltan n’en arrive pas à une telle extrémité. Il ne saurait à aucun moment renoncer à s’attaquer à ce projet totalement fou de reproduire la vie sur une toile, et ne se lasse pas de devoir reprendre son tableau à tous les instants.

Le Gouverneur, bien moins caricatural qu’on pourrait le penser, déstabilise le peintre autant qu’il le motive, sa rigidité et sa rudesse apparentes laissent parfois surgir des parcelles de doutes, des éclats d’humanité que Zoltan s’empresse de cueillir du bout de son pinceau. Quant à la vérité, il faudra s’accommoder des versions du despote, mêlant sans gêne ses propres rêves et l’histoire de son pays...

Jean-François Laguionie écrit juste, ce qui est capital pour traduire la complexité de la relation entre les deux hommes, la part étrange de leurs dialogues souvent décalés. Il sait imposer sa vision de ce monde troublant et captive son lecteur par un récit flirtant parfois avec le surréalisme ou l’absurde. Une très belle histoire en forme de conte pour adulte.

L’auteur

Auteur de romans et de nouvelles - La vie agitée des eaux dormantes (Folies d’encre), Louise en hiver (Éditions Delatour) - Jean-François Laguionie a fait des études de dessin et de théâtre avant de créer un studio de film d’animation dans les Cévennes. De 1963 à nos jours, il a collectionné de nombreux prix, dont la Palme d’or du court-métrage à Cannes pour La Traversée de l’Atlantique à la rame, dont il a tiré un album chez Gallimard-Folio. L’auteur vit en Bretagne depuis 2005.

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