Le mot de la maison d’édition
RÉSINE - Ane Riel - Éditions du Seuil - collection Cadre Noir - 302 p. mars 2021 Traduit du danois par Terje Sinding
Une presqu’île, aux confins d’un pays du Nord. C’est là que vit la famille Haarder, dans un isolement total. Jens a hérité de son père la passion des arbres, et surtout du liquide précieux qui coule dans leurs veines – la résine, aux capacités de préservation étonnantes.
Alors que le malheur ne cesse de frapper à la porte des Haarder, Jens, obsédé par l’idée de protéger sa famille contre le monde extérieur qui n’est pour lui que danger et hostilité, va peu à peu se barricader, bâtir autour de la maison une véritable forteresse, composée d’un capharnaüm d’objets trouvés ou mis au rebut, et séquestrer sa femme et sa fille.
Du fond de la benne où il l’a confinée, Liv observe son père sombrer dans la folie – mais l’amour aveugle qu’elle lui porte va faire d’elle la complice de ses actes de plus en plus barbares, jusqu’au point de non-retour.
Englués dans la résine...
La famille Haarder est la seule à vivre sur une presqu’île, perdue tout au nord du Danemark, une étendue couverte de sapins et de broussailles, le paradis pour le père, Jens, amoureux fou des arbres (et de sa famille), menuisier comme son père, Silas, qui avait la fâcheuse tendance d’amasser tout un fatras de bricoles inutiles dont il refusait obstinément de se défaire, manie dont hérita Jens. Silas était un brave homme, un bon artisan, aimé de tous, il mourut de façon brutale, laissant Jens et son frère Mogens, seuls avec leur mère, abusive, Else. Mogens ne tarda pas à quitter ce foyer étouffant pour se rendre à la ville, abandonnant Jens à l’autoritarisme de sa mère. Malgré les réticences d’Else, Jens courtisa puis épousa Maria, une jeune fille très belle, et le couple ne tarda pas à accueillir des jumeaux, Liv et Carl. Tout cela ressemble peut-être à La Petite maison dans la prairie, mais ne vous y fiez pas...
L’île, ayant vaguement la forme d’un cercle, est surnommée « La Tête » par les habitants de la région. Elle est reliée au continent par une bande de terre étroite, bien évidemment baptisée « Le Cou ». Parfois des clients viennent jusque chez les Haarder afin de confier des travaux à Jens, comme autrefois à Silas. Bien que moins sociable que son père, il effectue du très bon travail. Parfois il se rend lui-même sur le continent avec sa vieille camionnette, mais il dépense alors régulièrement tout son argent à acheter des objets, totalement inutiles, qu’il entasse à son tour dans son atelier, la cour et dans chaque recoin de la maison. Il en vient même à fouiller la déchetterie avec Liv, sa fille, et tous deux ne rechignent pas à voler parfois ce qu’ils peuvent trouver chez les habitants du village voisin.
Le malheur avait commencé à frapper la famille lorsque Carl, encore tout bébé, fut découvert dans une mare de sang au pied de son berceau. Il n’avait pu tomber seul, les soupçons se portèrent vite sur Else qui n’avait jamais accepter réellement le mariage de son fils et n’aimait guère sa belle-fille. La situation devint ingérable et Else partit vivre chez une cousine à la ville.
Else revient quelques années plus tard et ce retour va servir de déclencheur aux tragédies qui vont suivre. Jens, déjà très fragile psychologiquement, devient obsédé par la protection de sa famille. Liv ne va pas à l’école, dès qu’un des rares visiteurs s’annonce, elle est priée de se cacher dans une benne à ordure achetée tout exprès par son père. Maria, elle, mange, dévore, engraisse, jusqu’à en devenir totalement impotente et ne plus pouvoir sortir de sa chambre, dépendant entièrement de sa fille qui vient la nourrir et la laver. Le logement grouille de rats, de lapins, de vermine, l’odeur y est insoutenable. La petite aime son père, elle le croit aveuglément lorsqu’il lui explique ses délires et est prête à l’assister dans ses folies les plus morbides.
Le principal élément assurant la préservation, c’est la résine. Il a toujours sur lui une petite bille d’ambre, léguée par Silas, contenant une fourmi prisonnière, intacte depuis des milliers d’années. Liv va alors être chargée d’en récolter le plus possible, de saigner les arbres afin d’en récolter la sève. Maria, s’efface peu à peu, elle écrit à sa fille des lettres qu’elle ne lui donne pas, de plus en plus courtes, sa voix l’a lâchée depuis longtemps, et tenir un crayon dans son énorme main va devenir de plus en plus difficile. Toute la famille sombre lentement dans une non-existence délirante, au milieu d’un capharnaüm abominable, une maison où il devient difficile de se frayer un chemin d’une pièce à l’autre et où toute communication entre ses habitants ne passe que par la folie du père et la petite Liv qui ne voit rien d’anormal dans son quotidien hallucinant.
Résine est une fable, un conte terrible et cruel, raconté soit par un narrateur extérieur, soit par Liv qui observe ses parents s’enfoncer lentement dans la psychose, elle-même en communication constante, visuelle et auditive avec son frère décédé. Rien d’anormal dans ce qu’elle voit, elle n’a connu que cela. Les pires forfaits de son père lui semblent logiques, bienveillants, puisqu’il lui explique de façon rationnelle. La candeur de Liv permet d’alléger singulièrement certains passages particulièrement durs, elle parvient presque parfois à rendre Jens attachant malgré ses obsessions effrayantes.
Tout est symbole et allégorie dans ce texte, « La Tête » qui se charge d’un bric-à-brac incroyable, telle une mémoire incapable d’oublier, la mère, ce « cerveau » qui absorbe tant qu’il ne fonctionne plus, bloqué par tout ce qui l’encombre, et tous les autres aspects de cette histoire, tous signifiants, que je vous laisse le soin de découvrir.
Ane Riel écrit remarquablement bien, la traduction est formidable, et, si ce récit, véritablement très singulier et original, entre dans la collection Cadre Noir des éditions du Seuil, il aurait pu tout aussi bien, à mon avis, être classé en littérature générale. Ses qualités littéraires sont indiscutables et la subtilité de l’intrigue, l’approche des personnages, leur psychologie, même si Maria est un peu délaissée, ce qui est dommage, au profit de son mari et de sa fille, l’habileté de l’autrice à nous faire pénétrer dans cette famille hors norme en font tout simplement un grand roman. Pas de doute, on peut également le lire comme un thriller, le suspense, les frayeurs, les scènes difficiles ne manquent pas, mais j’ai rarement vu une entrée dans la folie collective décrite avec tant de finesse et de justesse. Le réduire à « un livre qui fait peur » serait indubitablement bien dommage.
Ce grand et singulier roman suit une fillette assistant à la dérive de son père entrant dans la psychose, il surprend, bouscule, dérange. Un huis-clos cruel et sauvage, un grand moment de littérature...
L’autrice
Ane Riel est née au Danemark en 1971. Après des études d’histoire de l’art, elle entame une carrière d’auteure pour la jeunesse. En 2013, elle remporte le prix du meilleur premier thriller au Danemark. Elle atteint deux ans plus tard la reconnaissance internationale avec Résine, son premier livre publié en France, lauréat de nombreux prix dans les pays scandinaves, traduit dans une vingtaine de langues et déjà adapté au cinéma.
Retour à la page précédente